Banquet de Shiva


   

 

Prologue

 

Notre siècle s'étiole à la façon d'un gros bouddha ventripotent. Dans ce temps qui passe, qui suce, qui ronge, l'humanité est semblable à elle-même, à ce qu’elle est depuis toujours. Les anciens nous promettaient la transcendance, notre époque nous offre la transhumance. Sommes-nous devenus le troupeau des dieux, ou mieux un troupeau sans dieux?

La réponse n'a pas d'importance, elle ne modifiera pas la réalité individuelle. Le collectif est l'antichambre de l'égalitaire, signe de mort indiquant au héros que l'état d'urgence n'est pas loin. Et le monde suit son ordre, chaque chose est à sa place et chacun là où il doit être, ce qui fait dire au sage, avec un étonnant sourire, que tout va bien!

Rien n'a changé et ne changera vraiment. Au-delà des apparences, des modes, de la technologie, l'humain se pose les mêmes questions, se perd dans la même recherche: celle du bonheur et du sens de sa destinée.

Les religions ont essayé de répondre à ses interrogations. Certaines se sont perdues dans l'oubli, d'autres ont confondu temporel et éternel pour finir par se pervertir dans un amalgame moral et social.

L’homme d’aujourd’hui, souvent désorienté dans sa spiritualité, s'éloigne des voies qui lui proposent seulement des croyances, des péchés et des punitions.

L'Occident fut ces dernières années une terre aux horizons bouchés et aux espoirs déçus. Bien des regards s'en sont détournés pour scruter le ciel prometteur de l'Orient. Le bouddhisme en est l'exemple vivant. Il n'est pas très différent de la chrétienté dans ses conceptions du bien, du mal, de la morale et de l'ordre social ainsi que dans sa promesse d'un avenir meilleur... dans une autre vie. Pourtant il séduit parce qu'il propose une philosophie et des techniques attrayantes, plus concrètes que les seules notions religieuses habituelles. Il est sans doute la religion du prochain millénaire.

En dehors de ces circuits classiques, des individus ont cherché une méthode de connaissance adaptée à leur exigence de liberté. En marge des conditionnements collectifs, ceux-ci ont voulu se frayer un chemin sur les sentiers non battus de la voie individuelle.

Apparaissant et disparaissant au gré des inquisitions, des modes ou des interdits divers, ce phénomène a fini par trouver en Occident une bitte d'amarrage et un support d'expansion remarquable: la psyché. Reprenant les tendances religieuses, morales et sociales, ce mouvement d'investigation intérieure s'est installé avec, comme référence majeure, Freud et ses successeurs.

Parallèlement, des pans entiers de la spiritualité orientale sont arrivés chez nous, de la théosophie aux sages contemporains connus tels Râmakrishna, Vivekânanda, Aurobindo ou Krishnamurtî.

Doute de la religion, épanouissement de la psychologie et arrivée de la spiritualité orientale, ont été trois facteurs qui ont favorisé l'avènement d'une "sagesse" un peu mélangée, ni d'ici ni d'ailleurs, qui a permis et avalisé les aléas des inventions personnelles, la prolifération de multiples guru et thérapeutes ou de "quelques" sectes. La confusion et l'exploitation de la crédulité et de l'espoir ont ouvert un champ d'action infini à tous les profiteurs du "nouvel âge" ainsi qu'aux spécialités liquoreuses des "Pères initiés", Pierre, Paul ou Jean, des Saï Baba ou simplement des publicistes doués et opportunistes. A l'image de notre société de consommation nous avons voulu tout, pour tout le monde et tout de suite!

 

* * *


Le yoga n'échappe pas à l'air du temps. D'abord sujet exotique, puis mode, il est aujourd'hui une méthode de bien-être reconnue. Il s'est socialisé, ses promoteurs ont créé des fédérations, des diplômes et même un syndicat. Il s'est aseptisé pour entrer dans le moule et s'est débarrassé de ce qui semblait ne pas pouvoir correspondre à notre culture et à nos attentes. Tel qu'il est le plus souvent enseigné aujourd'hui - coupé de ses racines philosophiques, de son suc vital qui en fait une expérience de vie, de mort et d'éveil - il n'est plus assez puissant pour baratter les énergies et l'être intérieur. Doit-on pour autant se résigner? Est-ce une fatalité, un nivellement inéluctable? Sans doute, mais heureusement, la danse de Shiva continue, étourdissant les uns, satellisant la majorité, éclairant quelques-uns. Le Jeu divin ensorcelle et brouille les pistes d'un ordre qui nous est incompréhensible parce que nous n'en avons pas ou plus les clés.

Pour ceux et celles qui pressentent qu'une autre vérité, que d'autres moyens existent, peut-être moins accessibles mais plus forts, nous avons voulu ouvrir une brèche et indiquer quelques signes visibles - autour de nous - qui montrent une réalité transcendante et immédiate utilisable et modulable, loin des paradis ou des enfers, dans un corps, une personnalité et une conscience qui sont le seul pouvoir de l'individu. Ces moyens, ces failles, ces signes ne nous appartiennent pas. Ils ne sont pas "La Vérité", ils n'érigent pas de lois ou de dogmes, ils ne sont sans doute pas pour le plus grand nombre, mais ils doivent être montrés à qui les cherche.

 

Telle est la prétention de cet ouvrage, sachant que prétendre n'est pas espérer ou attendre quelque chose mais, selon le "Littré", "avoir pour objet". Il n'est pas un guide, il n'est pas un enseignement car il n'y a personne à guider et pas de chemin. Le Soi est là, immobile au centre de la danse, mais pour le saisir faut-il encore savoir danser.

"Le Banquet de Shiva » décrit la voie des Nâtha-yogin qui sont souvent présentés comme la lignée shivaïte la plus ancienne, celle-là même qui donna naissance à ce que nous appelons aujourd'hui le tantrisme et dont les techniques sont connues chez nous sous le nom de hatha-yoga. Abhinavagupta lui-même, qui fut au moyen âge le grand codificateur du mouvement tantrique, s'incline dans son Tantrâloka devant le premier des maîtres nâtha: "Je rend également hommage à Macchendranâtha qui a ôté le filet de mâyâ s'étendant partout, fait de nœuds, de vides et de complexité." Tantrâloka, I, 7.

Ce banquet se présente en deux parties, la première théorique et philosophique, la seconde technique. Cela laisse entre les deux une place pour une pratique qui pourrait finalement être tantrique : "le trou normand". Là comme ailleurs, les trous peuvent être des secousses salutaires éveillant la curiosité.

Enfin ce livre permettra-t-il peut être à quelques-uns de se reconnaître comme faisant partie du même troupeau, celui des solitaires, et d’entamer ou de continuer ainsi leur marche avec plus d’assurance.

 

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